dimanche 21 novembre 2010

à paraître: Alain Accardo, Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010)


Alain Accardo
Engagements
Chroniques et autres textes (2000-2010)

Préface de Thierry Discepolo suivie d’un entretien avec Paul Ariès, Raphaël Desanti, Sophie Divry, Samuel Foutoyet, Cédric Lefebvre, et Giancarlo Rossi
Agone
à paraître le 20/01/2011

Cet ensemble de textes – dont certains sont déjà parus (notamment dans La Décroissance ou Le Sarkophage), d’autres inédits ou introuvables – constitue à la fois un exercice d’analyse de l’actualité politique entre marxisme et sociologie critique, une critique des médias comme instruments de propagande, une socio-analyse des classes moyennes et de leur fonction dans la reproduction de l’ordre social.
Pour l’auteur, cette démarche prend sa source au moment de la guerre d’Algérie, alors que jeune étudiant en philo il rencontre Pierre Bourdieu et participe à sa première enquête de terrain.

Au sommaire
Entre Fanon et Camus / Les racines algériennes de la sociologie de Pierre Bourdieu / Un savant engagé. À propos de Pierre Bourdieu / Un journalisme de classes moyennes / Succession Lagardère : la norme ou l’énorme ? / Karl Kraus : contre l’empire de la bêtise / Un spectacle déchirant / Le cœlacanthe et le politologue / Bestiaire 2007 / Un vrai problème / La connivence / Exhortation à une refondation de la gauche anticapitaliste / Courage, camarades ! / Théorie du complot / Vive le changement ! / La peste publicitaire / Médiocratie / Bas les masques ! / Quelle refondation ? / Néotaylorisme / La fabrique des humanoïdes / Insurrection / Incommunication / Parlons net ! / Jusqu’où tomberons-nous ? / Le cirque médiatique / Autoplumage / Contre-réforme / Babbit ou Les Néobarbares / Faux et usage de faux / Le génie et l’audace / L’An I au miroir de Sarkozy / L’hydre / Vous enseignez quoi exactement ? / Exercice de rentrée / Le doigt de Dieu / Culte vaudou / Jérémiades audiovisuelles / Hurrah for Obama / Mythologie scolaire / Les avocats procureurs / Lettre-feux d’Ouchronia / Big Brother / Spirale ascendante / Sauce vert / (Auto-)dérision / Légalité de l’immoralité / La douzième question / Panem et circenses / Les peigne-culs et les gratte-culs / L’imagination au Panthéon / Sois gai, ris donc ! / Vision du monde / Vidons le bocal ! / Sisachthie / Le fétiche culture / Les haines entre pauvres / Taratata plan-rataplan / C’est plus compliqué que ça…

Extraits
Les idées, si justes soient-elles, ne sont jamais que des idées et n’ont jamais rien révolutionné dans l’histoire par elles-mêmes : y sont parvenues celles qui ont rencontré les intérêts de groupes sociaux suffisamment larges et puissants qui leur ont donné la force et l’impact nécessaires pour abattre les citadelles du conservatisme. Les intellectuels n’ont rien d’autre à faire que d’exprimer et faire circuler des idées, expliquer, expliquer sans cesse, contre la mauvaise foi, le refus de savoir, la caricature, la haine qui ne désarme pas ; voire contre la détestable propension de beaucoup à jouer avec les idées comme avec des parures symboliques plutôt que chercher des moyens d’agir effectivement sur le réel. Les idées mènent le monde, c’est entendu, encore faut-il que les gens concernés aient envie de se fatiguer à les suivre.
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La guerre d’Algérie a été à bien des égards un tournant, pour le meilleur et pour le pire, bien au-delà du théâtre des opérations militaires, tournant marqué par des changements profonds dans tous les domaines, jusqu’au plus intime des individus. Pour certains, elle n’a pas été simple péripétie mais vécue de bout en bout comme une remise en question radicale de notre monde, tant extérieur qu’intérieur. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’expérience fut rigoureusement identique pour le normalien agrégé de philosophie, d’origine paysanne béarnaise, et pour ses étudiants, l’instituteur kabyle Abdelmalek Sayad et le « Français d’Algérie » (en réalité petit-fils d’immigrés napolitains) que j’étais. Mais tout bien considéré, nous devions tous faire face aux mêmes questions fondamentales. La grande différence, c’est que les gens comme Bourdieu étaient sensiblement mieux équipés mentalement que nous pour les aborder. Mais eux aussi avaient à fabriquer leurs propres réponses – même s’ils avaient déjà trouvé des « interrogations structurantes de [leur] propre réflexion » chez Husserl ou d’autres, comme on l’a écrit. […]
Sayad et moi, en effet, qui étions sans doute les plus âgés de ses étudiants (il avait seulement vingt-huit ans, quatre ans de plus que nous) étions tous deux aux prises, chacun à sa façon, avec les épineux problèmes de la double culture et du déclassement. Sayad en tant que Kabyle instruit et très assimilé ; moi en tant que « miraculé » scolaire. Tous deux à la fois très proches de notre milieu originel respectif et déjà pourtant à des années-lumière. Tous deux écartelés intérieurement par les interrogations contradictoires nées d’une guerre autant civile que militaire, qui déchirait les populations auxquelles nous appartenions. Tous deux révulsés et terrifiés par la fascisation rampante de notre société. Nous éprouvions le besoin vital d’y voir clair, d’analyser, de trouver les concepts qui permettraient d’ordonner un peu le chaos dans lequel s’enfonçait le pays et nous avec. Ce besoin intense de réfléchir fit abandonner à Sayad sa condition d’instituteur et à moi mes études de lettres classiques presque terminées pour entamer ensemble des études de philo dont nous espérions bien qu’elles nous apporteraient l’adaequatio rei et intellectus à quoi nous aspirions.
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Que la peste publicitaire ait atteint aussi l’École, voilà qui ne peut guère surprendre. Elle est devenue progressivement la principale instance éducative chargée de façonner le nouveau type d’humain que réclamait le productivisme capitaliste : le consommateur, individu soumis au despotisme insatiable de ses envies du moment et dont l’essence sociale tend à se réduire à son pouvoir d’achat. L’évolution du capitalisme a abaissé d’un degré encore, par le biais de la publicité, le niveau de formation de la masse de la population. Jusque-là, ce niveau était celui du travailleur manuel ou intellectuel, dont l’École républicaine, prétendument libératrice, se chargeait de faire un semi-robot bien formaté, que son appartenance à l’entreprise réduisait à sa force de travail. On était déjà en cela très éloigné du modèle humain défini par les Lumières, celui d’un individu citoyen, fondant sur sa capacité de réflexion, sur le libre usage de sa raison, l’exercice de droits et de devoirs à la fois personnels et universels. Grâce à la technologie publicitaire, le système capitaliste a fait accomplir à l’ensemble des populations un pas de plus dans l’aliénation. Les entreprises tendaient à transformer en ilotes disciplinés les travailleurs qui franchissaient leur seuil. La publicité tend désormais à transformer les hommes et les femmes en somnambules hallucinés, perpétuellement en proie au mirage consumériste, qui voue le plus souvent leur existence aux fantasmes et à la frustration, parfois jusqu’à la névrose et aux anti-dépresseurs. […]
Une fois de plus, l’École n’a rien vu venir. Sous couvert de démocratiser l’accès du peuple à un savoir censé le « délivrer de ses chaînes », elle n’a pas su ni voulu voir que son travail avait pour résultat objectif massif de légitimer, par la distribution du capital culturel, la soumission de ce peuple à des « élites » déjà favorisées par la distribution du capital économique.
Le même aveuglement idéologique – qui avait empêché l’École du début du XXe siècle de comprendre quelle part irremplaçable elle prenait au contrôle social des masses laborieuses par le pouvoir du capital – a empêché l’École de la fin du siècle de déceler sous quel travestissement symbolique le loup, c’est-à-dire « le nouvel esprit du capitalisme », était en train de pénétrer dans la bergerie. Quand les classes laborieuses étaient encore des « classes dangereuses », l’École les endoctrinait en leur prêchant la bonne morale des familles. Dans une société que l’évolution de l’économie capitaliste a « moyennisée », un alibi esthétique est venu se rajouter à l’arsenal de la légitimation du système. Ce n’est plus au nom du Bien, du Vrai, du Juste et de l’Utile, mais c’est au nom du Beau, de l’Agréable, du primat du sensible sur l’intelligible et du corporel sur le spirituel, du plaisir immédiat sur la satisfaction différée, que la publicité s’est insinuée dans tous les secteurs de la pratique sociale, y compris à l’École. […]
On touche ici au rapport compliqué, de connivence et de réticence à la fois, pour une part objectif et involontaire, pour une part conscient et intentionnel, que les classes moyennes n’ont cessé d’entretenir avec le système capitaliste qui les a engendrées, et auquel elles n’ont cessé d’apporter leur collaboration tout en le critiquant.

Sociologue, Alain Accardo est notamment l’auteur de Introduction à une sociologie critique (Agone, 2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (Agone, 2007) et Le Petit-bourgeois Gentilhomme (2009).

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