lundi 5 mars 2012

David Hume, Essai sur les premiers principes du gouvernement

Essai sur les premiers principes du gouvernement

Traduit par Philippe Folliot (février 2008)
Professeur de Philosophie au lycée Jehan Ango de Dieppe

 

 De


OF  THE FIRST PRINCIPLES OF GOVERNMENT

in
Essays, Moral and Political
1 volume
Edinburgh, A. Kincaid
1741



Essai sur les premiers principes du gouvernement

Traduit par Philippe Folliot (février 2008)
Professeur de Philosophie au lycée Jehan Ango de Dieppe




            Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui considèrent les affaires humaines d’un œil philosophique que la facilité avec laquelle la majorité est gouvernée par la minorité et la soumission entière avec laquelle les hommes sacrifient leurs propres sentiments et passions à ceux de leurs chefs. Quand nous recherchons comment se fait un tel prodige, nous constatons que, puisque la force est toujours du côté des gouvernés, les gouvernants ne peuvent s’appuyer que sur l’opinion. C’est donc sur la seule opinion que le gouvernement se fonde, et cette maxime s’applique autant aux gouvernements les plus despotiques et les plus militaires qu’aux gouvernements les plus libres et les plus populaires. Le sultan égyptien ou l’empereur romain peut bien conduire ses sujets inoffensifs comme un troupeau de bêtes, contre leurs sentiments et leurs inclinations, mais il doit du moins avoir mené ses mameluks ou sa garde prétorienne comme des hommes, par l’opinion.

            Il y a deux sortes d’opinion, l’opinion d’intérêt et l’opinion de droit. Par opinion d’intérêt, j’entends surtout le sentiment de l’avantage général qu’on retire du gouvernement, sentiment lié à la conviction que le gouvernement particulier qui est établi est aussi avantageux que tout autre qui pourrait l’être facilement. Quand cette opinion prévaut chez la plupart des hommes d’un Etat qui détiennent la force, elle procure au gouvernement une grande sécurité.

             Il y a deux sortes de droit, le droit au pouvoir et le droit à la propriété. Que l’opinion de la première sorte prévale chez les hommes, on peut facilement le comprendre en observant l’attachement de toutes les nations à leur ancien gouvernement et même à ces noms qui ont été sanctionnés par l’ancienneté. L’ancienneté produit toujours l’opinion d’un droit et, quelque désavantageux que soient les sentiments que nous nourrissions à l’égard des hommes, on les trouve toujours prodigues de sang et de trésors pour conserver la justice publique. [1] En vérité, à première vue, aucun point ne révèle une plus grande contradiction de l’esprit humain que ce point présent. Quand les hommes agissent pour une faction, ils sont capables, sans honte ni remords, de négliger toutes les lois de l’honneur et de la morale afin de servir leur parti et, pourtant, quand une faction se forme sur un point de droit ou de principe, il n’est pas d’occasion où les hommes ne révèlent une plus grande obstination et un sens plus déterminé de la justice et de l’équité. C’est la même disposition sociale des hommes qui est la cause de ces aspects contradictoires.

            Tout le monde sait que l’opinion qui porte sur le droit de propriété a son importance dans toutes les affaires du gouvernement. Un auteur connu a même fait de la propriété le fondement de tout gouvernement et la plupart de nos auteurs politiques semblent portés à le suivre sur ce point. C’est aller trop loin mais il faut tout de même reconnaître que cette opinion a une grande influence dans ce domaine.

            C’est donc sur ces trois opinions qui concernent l’intérêt public, le droit au pouvoir et le droit à la propriété que se fondent tous les gouvernements et toute autorité de la majorité sur la minorité. Il est vrai qu’il existe d’autres principes qui leur ajoutent de la force et qui déterminent, limitent ou modifient leur action, comme l’intérêt personnel, la crainte et l’affection. Néanmoins, nous pouvons affirmer que ces autres principes ne peuvent avoir une influence quand ils agissent seuls et qu’ils supposent l’influence antérieure des opinions mentionnées ci-dessus. On doit donc les considérer comme des principes secondaires et non comme des principes originels du gouvernement.

            En effet, premièrement, pour ce qui est de l’intérêt personnel – et j’entends par là l’espoir de récompenses particulières distinctes de la protection générale que nous recevons du gouvernement – il est évident que, pour produire cet espoir, l’autorité du magistrat doit être au préalable établie ou, du moins, être attendue. L’espoir de récompenses peut augmenter son autorité aux yeux de certaines personnes particulières mais ne peut jamais lui donner naissance aux yeux du public. Les hommes attendent naturellement les plus grandes faveurs de leurs amis et de leurs connaissances et c’est pourquoi les espoirs d’un nombre important de personnes de l’Etat ne se concentreraient jamais sur un groupe particulier d’hommes si ces hommes n’avaient aucun autre titre à la magistrature et n’avaient aucune influence séparée sur les opinions des hommes. La même observation peut s’appliquer aux deux autres principes, la crainte et l’affection. Personne n’aurait de raisons de craindre la fureur d’un tyran si ce dernier n’avait aucune autorité supérieure à celle qui vient de la crainte puisque, si on le considère en tant que particulier, sa force physique n’a qu’une faible portée et son pouvoir au-delà de cette force particulière doit se fonder soit sur notre propre opinion, soit sur celle qu’on présume en autrui. Et quoique l’affection pour la sagesse et la vertu d’un souverain s’étende très loin et ait une grande influence, il faut cependant supposer qu’il est antérieurement investi d’un caractère public. Autrement, l’estime publique ne lui servirait à rien et sa vertu n’aurait aucune influence au-delà d’une sphère restreinte.

            Un gouvernement peut durer plusieurs générations alors que la balance du pouvoir et la balance de la propriété ne coïncident pas, ce qui arrive surtout quand un rang ou un ordre dans l’Etat a acquis une large part de la propriété mais que, selon la constitution originelle du gouvernement, il n’a aucune part du pouvoir. Quel sera le prétexte d’un individu de cet ordre pour s’emparer de l’autorité dans les affaires publiques ? Comme les hommes sont couramment très attachés à leur ancien gouvernement, il ne faut pas attendre que le public favorise une telle usurpation. Mais, si la constitution originelle accorde une partie du pouvoir, même faible, à un ordre d’hommes qui possèdent une large part de la propriété, il leur est facile d’étendre par degrés leur autorité et de faire coïncider la balance du pouvoir avec la balance de la propriété. Cela a été le cas avec la Chambre des Communes en Angleterre.

            La plupart des auteurs qui ont traité du gouvernement britannique ont supposé que, comme la Chambre Basse représente toutes les communes de Grande-Bretagne, son poids dans la balance est proportionné à la propriété et au pouvoir de tous ceux qu’elle représente. Mais il ne faut pas reconnaître ce principe comme absolument vrai. En effet, quoique le peuple soit porté à s’attacher davantage à la Chambre des Communes qu’à tout autre membre de la constitution puisque cette Chambre est choisie par lui pour le représenter et qu’elle est le gardien public de sa liberté, il y a cependant des cas où la Chambre, même quand elle s’opposait à la Couronne, n’a pas été suivie par le peuple, comme on peut particulièrement l’observer pour la Chambre Tory sous le règne du roi Guillaume. Si les membres élus étaient obligés, comme les députés hollandais, de recevoir des instructions de leurs électeurs, cela changerait entièrement la situation et, si l’immense pouvoir et les immenses richesses de toutes les communes de Grande-Bretagne étaient mis dans la balance, il n’est pas facile de voir si la Couronne pourrait soit influencer la multitude populaire, soit résister à la balance de la propriété. Il est vrai que la Couronne a une grande influence sur le corps collectif dans l’élection des membres mais, si cette influence, qui s’exerce actuellement une fois tous les sept ans, était employée à chaque vote pour s’attirer le peuple, elle serait bientôt gaspillée et aucun talent, aucune popularité, aucun revenu ne pourrait la maintenir. Il me faut donc penser qu’un changement sur ce point provoquerait une totale modification de notre gouvernement et le réduirait rapidement à une pure république et, peut-être, à une république d’une forme assez convenable. En effet, quoique le peuple, réuni en corps comme les tribus romaines, soit tout à fait incapable de gouverner, il est plus susceptible de raison et d’ordre quand il est dispersé en petits corps car la force des courants et vagues populaires est dans une grande mesure brisée, et l’intérêt public peut être poursuivi avec méthode et constance. Mais il est inutile de raisonner davantage sur une forme de gouvernement qui n’a vraisemblablement aucune chance de s’installer en Grande-Bretagne et que ne revendique aucun parti chez nous. Chérissons et améliorons notre ancien gouvernent sans encourager une passion pour ces nouveautés dangereuses. [2]

            Je conclurai ce sujet en remarquant que l’actuelle controverse politique sur les instructions est une controverse très frivole et qui ne peut être résolue telle qu’elle est traitée par les deux partis. Le parti de la nation ne prétend pas qu’un représentant est absolument tenu de suivre les instructions – comme un ambassadeur ou un général qui est limité par les ordres qu’ils a reçus – ni que son vote ne doit être reçu à la Chambre que s’il s’y conforme. Le parti de la cour ne prétend pas non plus que les sentiments du peuple ne doivent avoir aucun poids aux yeux des représentants, encore moins que ces derniers doivent mépriser les sentiments de ceux qu’ils représentent et qui leur sont plus particulièrement liés. Si leurs sentiments sont de quelque poids, pourquoi ne les exprimeraient-ils pas ? En fait, la question ne concerne que le poids, le degré d’importance qu’on doit accorder à ces sentiments. Mais telle est la nature du langage qu’il lui est impossible d’exprimer distinctement ces différents degrés et, si les hommes poursuivent une controverse sur ce point, il peut arriver qu’ils diffèrent au niveau du langage et s’accordent pourtant sur les sentiments ou que leurs sentiments soient différents et qu’ils s’accordent cependant au niveau du langage. En outre, comment trouver ces degrés, si l’on considère la diversité des affaires qui viennent devant la Chambre et la variété de lieux que les membres élus représentent ? Les instructions de Totness doivent-elles avoir le même poids que celles de Londres ? Les instructions sur la Convention, qui concernent la politique étrangère, doivent-elles avoir le même poids que celles qui portent sur l’accise, qui concernent seulement nos affaires intérieures ?

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